Étudiant.es à besoin particulier au niveau collégial : de qui parle-t-on ?
À la suite de l’ajout de ressources dites « enseignantes » dédiées aux étudiants et étudiantes en situation de handicap (EESH) et à besoins particuliers (EBP) dans les budgets des établissements d’enseignement collégiaux au Québec en 2015, j’ai observé une intensification des discussions au sujet de l’inclusion scolaire au sein des différentes instances pédagogiques du CÉGEP dans lequel je travaille.
Depuis les 20 dernières années, la définition du sujet « étudiant.es à besoin particulier » et les pratiques d’inclusion scolaire relevaient largement du travail et des réflexions des professionnel.les du réseau collégial (aides pédagogiques individuelles, orthopédagogues, conseillers en services adaptés, psychologues, etc.). Cette définition a donc été largement élaborée à partir d’une perspective et d’un vocabulaire qui sont propres au champ de l’adaptation scolaire.
Dans le contexte de ce financement inédit (jusqu’en 2019-2020 seulement), ce sont désormais des professeur.es qui doivent, dans un premier temps, dresser un portrait de ces étudiant.es et, dans un deuxième temps, déterminer les mesures à mettre en œuvre selon les réalités pédagogiques de leur programme d’études.
La définition développée et diffusée par les professionnel.les occupe donc une place prépondérante dans le discours sur la diversité en milieu collégial et continue d’influencer les perceptions à l’égard de ces étudiant.es, avec raison. Toutefois, nous pouvons observer deux effets : d’une part, le discours des professionnels peut apparaître comme une chasse-gardée, marginalisant ainsi l’apport d’autres expertises et d’autre part, ce « monopole » peut contribuer à conforter certain.es professeur.es au sujet des pratiques pédagogiques liées à l’inclusion scolaire, puisque ce sont les professionnel.les qui se chargent de réfléchir à l’inclusion scolaire de ces étudiant.es. En d’autres mots, on n’aurait pas à s’en soucier, cela relève des responsabilités des professionnel.les !
Mais les professeur.es de Sciences humaines, de par leur champ d’expertise, auraient pourtant quelque chose à dire au sujet de ces étudiant.es et pourraient participer à définir ce « sujet » autrement. Est-ce que les troubles et difficultés d’apprentissages sont les seuls besoins particuliers dont nous devons tenir compte ? Est-ce que les multiples situations de handicap suffisent à dresser un portrait juste et complet des « besoins particuliers » ? Une équipe multidisciplinaire de professeur.es (dont je fais partie) croient qu’en observant et comprenant les milieux desquels proviennent nos étudiant.es et ceux dans lesquels ils évoluent encore pourrait contribuer à définir le sujet « étudiant.es à besoin particulier » dans la perspective des Sciences humaines et que cette définition pourrait mener à des pistes de solution à la fois différentes et complémentaires à celles qui sont proposées par les professionnel.les. Dans ce blogue, je compte vous expliquer la démarche qui a été entreprise par notre équipe jusqu’à maintenant afin d’y arriver.
Définir le sujet « étudiant.es à besoin particulier » : plus difficile qu’on ne le croit
« Ce n’est pas pour ça que j’ai étudié », « ce n’est pas mon rôle en tant que prof au collégial », « je ne veux pas niveler par le bas le contenu de mes cours pour en accommoder quelques-uns », « on n’est pas au secondaire, on est aux études supérieures ! », etc. Ces commentaires et réactions, entendus lors d’échanges formels et informels, témoignent à mon avis des réticences, voire du refus, de certain.es mes collègues professeur.es à s’inscrire dans une perspective qui ne serait pas liée à leur formation académique (pour la grande majorité, de 2e et 3e cycles universitaires). Il apparaît par conséquent incontournable que, avant même de réfléchir à modifier nos pratiques d’enseignement, il nous faille réfléchir au principe d’inclusion scolaire en lui-même et redéfinir le sujet « étudiant.es à besoin particulier » dans la perspective des Sciences humaines et sociales.
Tel que mentionné plus haut, l’année scolaire 2015-2016 a marqué le début de la « gestion locale » de ressources enseignantes servant à l’élaboration de projets d’inclusion scolaire. Auparavant, les ressources destinées à l’inclusion scolaire étaient exclusivement des ressources dites « non-enseignantes ». Il n’est donc pas étonnant que les professionnel.les aient contribué à définir le sujet « étudiant.es à besoin particulier » durant toutes ces années et que par conséquent, il y ait à ce jour ce qu’on pourrait appeler un monopole discursif dans le milieu collégial. Jusque-là, les étudiant.es susceptibles d’attirer la reconnaissance en contexte scolaire étaient ceux et celles qui correspondaient aux besoins définis par cette perspective.
Redéfinir le sujet à partir de l’expertise des Sciences humaines : une piste de solution
Bien que le Diversity Education soit courant très fort dans la littérature scientifique, il est toutefois peu présent dans la littérature pédagogique collégiale. Est-ce que, dans sa définition actuelle, le sujet « étudiant.es à besoin particulier » serait « colorblind », puisqu’on fait davantage référence aux troubles d’apprentissages et de santé mentale plutôt qu’aux difficultés d’apprentissages, comprises dans une perspective plus large et « intersectionnelle » ? Se pourrait-il également que les professeur.es de Sciences humaines enseignent à même leurs cours des contenus qui pourraient contribuer à redéfinir le sujet (telles les inégalités sociales et économiques, le développement des jeunes adultes, les déterminants sociaux de la santé, l’influence du territoire sur les individus, les relations de pouvoir et de domination, etc.), sans toutefois en tenir compte pour réfléchir l’inclusion scolaire ni l’appliquer à leur relation pédagogique avec leurs étudiant.es ?
Nous croyons que les professeur.es qui ont été formé.es en Sciences humaines et sociales peuvent, de par leur perspective et leur expertise, développer un discours cohérent contribuant ainsi à redéfinir le sujet « étudiant.es à besoin particulier ». Notre hypothèse est la suivante : une fois le sujet redéfini et étudié dans cette perspective, il nous sera possible de concevoir autrement la relation pédagogique professeur.e-étudiant.e et d’adapter de manière cohérente nos pratiques d’enseignement afin de répondre aux besoins éducatifs (intellectuels, affectifs et sociaux) d’un plus grand nombre d’étudiant.es et ainsi éviter davantage les pièges de la discrimination. Comment, au sein de l’institution, affirmer le leadership en Sciences humaines sur la question en fonction de nos compétences et notre expertise ? Autrement dit, comment mettre à la fois en valeur les perspectives de Sciences humaines et d’inclusion scolaire afin de rendre cette dernière plus… inclusive ? C’est dans cette perspective qu’une première journée de perfectionnement collectif et de (re)découverte du quartier avoisinant a été organisée le 27 avril 2018.
Écrit par Emilie Lemire-Lafontaine.
[1] That is, the disciplines Administration, Economics, Geography, History, Politics, Psychology and Sociology.
Emilie Lemire-Lafontaine
Professeure de sociologie, Cégep Marie-Victorin.